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Souvenirs d’Yves Congar, dominicain
Friday, November 21, 2014By Louis Roy O.P.
En 1981, lors de la réunion annuelle de la revue internationale Concilium, qui se tenait pour la première fois à Cambridge, j’acceptai de m’occuper du théologien Yves Congar, qui se déplaçait avec grande difficulté. Ce fut pour moi l’occasion de connaître des sommités de la théologie catholique et d’apprendre bien des choses en écoutant ces penseurs élaborer les thèmes de la revue pour l’année à venir. Le bureau central de la revue se trouvait alors à Nimègue, aux Pays-Bas. J’avoue avoir ressenti une grande admiration pour les habiletés linguistiques des Hollandais, qui comprenaient l’anglais, le français, l’allemand et le néerlandais.
Congar partageait une suite, au Magdalene College, avec un autre dominicain, Christian Duquoc. Étant donné que ce dernier est décédé, je me permets de signaler la mauvaise impression qu’il nous avait faite, au couvent Saint-Albert-le-Grand de Montréal, vingt ans auparavant. Il nous paraissait arrogant, frondeur, impatient face aux questions qui lui étaient posées. Comme il était à la fois petit de taille et batailleur, certains frères de Saint-Albert avait déformé son nom « Duquoc » et l’appelait « Ti-Coq ».
Comme Congar se levait tôt, c’est-à-dire bien avant que j’arrive du couvent après l’eucharistie du matin, la suite où il logeait avec Duquoc était alors froide et il aurait fallu faire du feu. Pour allumer le réchaud à gaz, on devait introduire une mèche enflammée dans le gaz qui sifflait, ce qui produisait une petite explosion. Évidemment, à cause de son handicap Congar ne pouvait pas se pencher pour allumer. Or, ce qui me stupéfia, c’est que Duquoc ne se résolut jamais à s’exécuter, même si l’opération était des plus simples. La morale de l’histoire ? Peut-être est-ce de ne pas se laisser impressionner par les intellectuels très affirmatifs dans leurs déclarations et apparemment tout à fait sûrs d’eux-mêmes.
Comme on le sait sans doute, Concilium rassemblait des théologiens de tendance fort libérale, influencés par le protestantisme libéral du XIXe siècle. J’osai donc demander au père Congar s’il pensait que ses collègues de la revue étaient des libéraux. Peut-être parce qu’il craignait que je répète sa réponse ailleurs, il répondit avec prudence et humour : « Je ne sais trop. En tout cas, ce qui est certain, c’est que la piété ne les étouffe pas. »
Le premier midi du congrès, nous participions à une prière anglicane qui comportait un hymne ancien, dont les paroles évoquait le pouvoir de Satan sur les pécheurs, la colère de Dieu et l’envoi de son Fils pour expier la faute originelle. Le dominicain Jacques Pohier, un moraliste aux idées avancées, influencé par la psychanalyse, chantait à pleine voix à côté de moi jusqu’au moment où il s’écria, entre deux strophes de cet hymne minable : « Mais quelle théologie ! »
Le lendemain, la prière fut remplacée par un apéro. De sorte que le surlendemain, après les délibérations, Congar me demanda, sur un ton moqueur : « Alors, mon jeune frère, où me conduisez-vous cette fois-ci ? » Et avec un geste de Tartuffe, puis un geste d’ivrogne, il ajouta : « Vont-ils prier, où vont-ils boire ? »
Finalement, le matin du départ, tous les participants, dont les noms nous avaient été donnés avec les titres à l’allemande « Professor, Doctor, Father X », se souhaitaient le « au revoir ». Bob Ombres, un jeune dominicain anglais qui avait piloté Congar à Oxford quelques années plus tôt, vint le saluer. Un professeur qui se tenait là demanda à Congar : « Est-ce un professeur ? ». Congar, qui était sans doute le plus éminent de tous les congressistes, répliqua avec ironie : « Mais non, voyons. Ce n’est qu’un simple frère prêcheur, comme moi. »